Le Fil Rouge du Destin 2 (Adaptation) - Chapitre 1
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UN
La mort est inévitable.
C’était une réalité que Jennika Campbell avait acceptée depuis longtemps. Et depuis plus longtemps encore, elle avait cessé de vivre et se contentait de survivre. La mort avait détruit sa vie dix ans auparavant. Aujourd’hui, elle observait les journées défiler, le soleil se lever et se coucher, sans arriver à repousser ce nuage sombre qui flottait au-dessus de sa tête depuis toutes ces années.
Il y avait longtemps que Jennika avait cessé de sourire, longtemps qu’elle avait cessé de rire et longtemps qu’elle avait fait une croix définitive sur son ouïe. Elle vivait dans un silence constant, à peine couvert par les bourdonnements de ses acouphènes.
Sa nouvelle vie ne portait que des nuances de gris. Jennika ne simulait plus le bonheur depuis des années. Le bonheur l’avait quittée avec cette même personne qui avait emporté son cœur. Aujourd’hui, elle survivait, sans chercher à prétendre, sans chercher à sourire pour rassurer ses proches. Elle restait enveloppée par ce voile sombre qu’était devenue sa vie.
Assise à l’ombre du soleil plombant de fin d’après-midi, Jennika observait Nick jouer avec Charlie dans la cour. La petite d’à peine deux ans courait sur la pelouse et frappait maladroitement un ballon de ses pieds. Son sourire était si large que Jennika ne put empêcher un rictus de se glisser au coin de ses lèvres.
Ce n’était que l’ombre d’un sourire, à peine un souvenir de l’arc qui avait courbé ses lèvres tant de fois par le passé, ce rayon de soleil serait l’unique lueur qui illuminerait sa journée. Charlie était la seule qui parvenait à lui extorquer ces faibles esquisses. La seule qui arrivait à combler un tant soit peu le trou béant où avait autrefois reposé son cœur.
Jennika ne pouvait entendre ce que la petite disait à son père. Elle aimait s’imaginer qu’elle criait de joie en sautillant autour du ballon, un cri qui débordait de bonheur et de douceur. Nick accompagnait ses mots de signes, une habitude qu’il avait dû adopter avec la surdité définitive de Jennika. Charlie, elle, ne parvenait qu’à signer quelques mots ici et là, trop excitée par son jeu.
Du haut de ses deux ans, Charlie connaissait beaucoup plus de mots que Jennika à son âge. Son activité favorite était de pointer tout ce qu’elle apercevait pour apprendre le mot dans la langue des signes. Un jeu auquel Jennika adorait participer.
La petite tentait de signer en jouant, mais répétait principalement les deux mêmes mots en boucle. « Regarde-moi. » Jennika n’arrivait de toute façon pas à détacher son regard de Charlie. Elle observait ses petits pieds piétiner le sol d’excitation, ses mèches rebelles voler dans tous les sens et Nick rire aux éclats, alors qu’il faisait rouler le ballon entre ses pieds.
Les pas de Charlie étaient précaires, son plaisir néanmoins débordant. Jennika aurait aimé pouvoir éprouver de la joie pour un jeu aussi simple que celui de faire rouler un ballon sur le gazon. Il y avait pourtant longtemps qu’elle avait délaissé ce sentiment.
L’attention de Jennika se détacha de Charlie l’instant d’une seconde, lorsqu’elle remarqua Tsuki, sa golden retriever et chien-guide des trois dernières années, redresser la tête à l’arrivée d’Ethan. L’homme haussa un sourcil lorsqu’il aperçut Jennika emmitouflée dans une couverture malgré la chaleur oppressante du mois de juillet.
Jennika n’entendit pas l’air quitter ses poumons lorsqu’il soupira. Du coin de l’œil, elle aperçut le mouvement de ses épaules accompagner son souffle. Il s’approcha, caressa la tête de la chienne au passage et se pencha vers Jennika pour presser ses lèvres contre son front. Celle-ci redressa la tête vers lui, sans sourire, ni même le saluer.
— Tu as passé une belle journée ? demanda-t-il en s’asseyant sur la table basse, face au fauteuil extérieur dans lequel elle s’était réfugiée.
D’un haussement d’épaules, Jennika porta son regard vers Charlie. Celle-ci lui tournait maintenant le dos, trop concentrée à tenter de récupérer le ballon.
Ethan poussa son genou contre le sien pour ramener son attention vers lui.
— As-tu mangé aujourd’hui ?
Nouveau haussement d’épaules.
Elle voulut détourner la tête à nouveau, mais la main d’Ethan glissa sous son menton. Il plongea ses yeux dans les siens. Bien que ses iris noires ne portaient aucune once de malice, la poitrine de Jennika eut un pincement.
Une peur irrationnelle, écho douloureux d’un souvenir qui la hantait depuis maintenant une dizaine d’années.
Ethan dut apercevoir sa gêne, car il fronça les sourcils et glissa son pouce sur sa joue pour la caresser. Jennika ferma les paupières, un instant, à la recherche d’un contact brûlant, d’une chaleur, d’une émotion quelconque. Seul le vide lui répondit.
Lorsqu’elle reposa son regard sur lui, il parla.
— Je m’inquiète, Jenni, lut-elle sur ses lèvres.
Il accompagna ses mots de signes discrets, une habitude plutôt qu’une nécessité. Jennika aurait aimé lui sourire, le rassurer, il y avait pourtant longtemps que cette capacité lui avait échappé.
Ethan soupira à nouveau.
Il ne cessait de soupirer lorsqu’elle était à proximité, victime de ce sentiment d’impuissance qu’il ne pouvait pas repousser. Un sentiment qui durait depuis tellement longtemps. Trop longtemps.
Jennika leva une main pour lui répondre, mais son attention fut attirée par Charlie, qui courait dans leur direction. Les bras dressés dans les airs, elle appelait sans doute son père, car Ethan sursauta. La main de Jennika retomba contre sa cuisse lorsqu’il se tourna vers la petite pour la cueillir dans ses bras. Il se dressa pour la serrer contre lui, pressa ses lèvres contre la joue ronde de sa fille, puis sourit alors que Nick s’approchait.
L’homme prononça des mots que Jennika ne perçut pas et qui firent rire Ethan. Charlie cachait son sourire dans sa paume et se tortillait contre son père. Nick s’approcha encore, franchissant les quelques pas entre Ethan et lui. Ils partagèrent un regard, un sourire. Un échange silencieux dont eux seuls avaient le secret.
Lorsque leurs lèvres se frôlèrent l’instant d’un millième de seconde, une pointe de jalousie naquit dans la poitrine de Jennika. Elle détourna la tête et resserra la couverture contre son corps.
Nick libéra Charlie des bras d’Ethan et embrassa la joue de son fiancé avant de rentrer. Ce n’est que lorsque la porte se ferma derrière Nick et Charlie qu’Ethan reporta son attention sur Jennika. Les lèvres pincées, il vint se rasseoir sur la table basse. Il ne signa pas, pas immédiatement, pas alors que Jennika fixait ses pieds et refusait de le regarder.
Ethan posa sa main sur sa cuisse, paume vers le haut. Tremblante, elle vint entrelacer ses doigts aux siens. Lorsqu’elle redressa la tête vers lui, sa vue commençait déjà à s’embrouiller par les larmes qui menaçaient de couler.
— Tu veux manger avec nous ce soir ?
Jennika jeta un coup d’œil vers la porte vitrée à quelques mètres à peine de celle où Nick avait disparu. Une dizaine de pas la séparait de sa maison. Une distance qui paraissait pourtant si longue à franchir. Elle acquiesça pour répondre à la question d’Ethan et resserra sa prise sur sa main.
Dans les dix dernières années, les mauvaises journées avaient été bien plus nombreuses que les bonnes. Le nuage gris qui flottait constamment au-dessus de sa tête pouvait s’assombrir par moments, mais jamais il ne disparaissait. Elle avait la chance de pouvoir compter sur Nick et Ethan pour ne pas tomber complètement dans la noirceur.
Les deux hommes se relayaient, jour après jour, pour lui garder la tête hors de l’eau, l’empêcher de se noyer dans ses larmes qui ne cessaient toujours pas de couler après toutes ces années. Ce n’était pas par manque de volonté qu’elle restait coincée au fond du gouffre, elle avait essayé de nombreuses fois de se sortir de cette spirale interminable, sans succès.
Aujourd’hui, elle avait ce trou béant dans la poitrine.
Incapable de se remettre du passé.
Incapable de se concentrer sur le présent.
Incapable de s’imaginer le futur.

Illustration par @Bbrichs_
